Il existe chez certaines personnes une horreur pour toute espèce de gêne qu'on décore du nom d'indépendance de caractère, et qui tient bien plus souvent à la paresse qu'à la hauteur d'âme.
Je suis né avec le besoin de faire ma volonté et de respecter celle des autres, avec la crainte de gêner autant que celle d'être gêné, de contraindre autant que d'être contraint ; j'ai senti de bonne heure que le moyen d'être libre, c'est de laisser tout libre autour de soi ; qu'on s'enchaîne des liens qu'on impose aux autres, et que ne rien exiger des hommes est le seul moyen de s'en rendre indépendant.
Comme les esprits doués de génie, les caractères capables d'affections fortes ont aussi des obscurités qui ne se développent jamais qu'à leur avantage ; mais l'occasion seule en peut faire sortir ce qu'elles contiennent.
Le repos est le sentiment de l'action terminée, l'ennui est celui de l'action qu'on voudrait faire à la place de celle qu'on fait.
Ne rien faire, c'est l'homme désœuvré ; l'homme oisif fait des riens, et il en fait toujours, et il en trouve toujours à faire ; c'est pourquoi il n'a pas un moment de repos, pas un moment de libre à faire des riens.
L'homme qui veut conserver sur tous les points son indépendance est le moins libre des hommes ; attaché à un système dont il ne se permet pas de s'écarter, il y sacrifie une partie de ses goûts, arrête et contraint tous les sentiments qui pourraient compromettre son indépendance, et se croit libre parce qu'il ne se permet pas d'être soumis ; tandis que pour l'être réellement, les entraves qu'il s'impose sont les premières qu'un sentiment naturel, s'il écoutait un sentiment naturel, le porterait à rejeter.
Une première confidence est en amitié ce qu'est en amour un premier aveu.
La raison peut-elle comprendre tout ce que le cœur peut sentir ? La raison humaine a des bornes ; la sensibilité est infinie, et c'est pour cela qu'elle fait le tourment d'un être borné qui n'est pas capable de saisir tout ce qu'il est capable d'aimer, ni de contenir tout ce qu'il a la faculté de sentir. Tandis que la raison nous ramène à la considération des limites de notre existence, la sensibilité semble nous les faire franchir, et nous étonne de l'immensité d'amour et de douleur que peut fournir cet être réduit à un si chétif espace, à une si courte durée. La raison sait se soumettre à l'idée incompréhensible de la divinité ; la sensibilité seule nous place en sa présence ; seule elle peut atteindre ce que la raison ne conçoit pas ; et le cœur s'attache avec transport au bienfaiteur inconnu dont l'esprit ne peut offrir la moindre image.
Un mot spirituel n'a de mérite pour nous que lorsqu'il nous présente une idée que nous n'avions pas conçue ; un mot de sensibilité, lorsqu'il nous retrace un sentiment que nous avons éprouvé. C'est la différence d'une nouvelle connaissance à un ancien ami.
Il faut des vertus pour être capable d'aimer avec excès ; il en faut bien davantage pour que cet excès ne soit qu'un malheur et ne devienne jamais un tort.
Savoir aimer, c'est savoir choisir celui des intérêts de la vie auquel on veut appartenir ; c'est savoir qu'il existe une chose qu'on veut pardessus tout, à tout prix, quelque sacrifice qu'il en coûte. On ne prévoit ni le prix qui sera demandé, ni les sacrifices qu'il faudra subir ; et pourtant, sans savoir de quoi, il est certain qu'on sera capable.
Les passions fortes sont les seules qui sachent jouir de l'espérance ; toute la force d'une passion violente est concentrée dans le moment présent. L'une a un but vers lequel elle marche ; l'autre n'a qu'une sensation à laquelle elle obéit. L'une prouve la force, l'autre la faiblesse du caractère ; car, dans l'une, la résolution l'emporte toujours sur la sensation ; dans l'autre, la sensation fait taire toutes les résolutions.
Il n'y a que les passions fortes qui sachent supporter les grandes douleurs, parce qu'il n'y a qu'elles qui aient de quoi les payer.
Celui qui veut tromper doit oublier l'intérêt qui le conduit pour ne penser qu'au projet qu'il veut conduire ; il faut, quand il travaille à se venger, qu'il étouffe toute aigreur, dans le moment où il veut qu'on croie à sa douceur et à sa bienveillance ; il faut, lorsque l'inquiétude l'agite ou que le désir l'aiguillonne, qu'il laisse de côté l'impatience qui le dévore, pour trouver la liberté d'esprit qui appartient à l'indifférence.
Mentir est un art, s'abuser soi-même n'est qu'une sottise ; aussi y a-t-il bien plus de gens en état de tromper les autres en leur disant ce qu'ils pensent qu'il n'y en a qui sachent les tromper en disant ce qu'ils ne pensent pas.
Celle qui se laisse prendre à de faux serments ne peut se plaindre qu'on l'ait trompée.
L'amour se dit aveugle, mais n'en croyez surtout rien, c'est une malice ; si l'amour ne voit pas, c'est qu'il ferme les yeux. Il connaît si bien le danger qu'il ne le regarde pas, de peur d'être obligé de le fuir.
Il y a des blessures profondes que la raison et l'amour-propre enseignent à dissimuler.
L'oisif ne conçoit pas quel plaisir on peut trouver dans le travail, parce qu'il ne l'aime pas ; c'est précisément par la même raison qu'il ne peut concevoir de bonheur dans le repos.
Après quarante ans de travail, il n'est pas de plus douce chose que le repos ! Excepté pour celui qui aime l'activité.
Une idée devient dominante beaucoup moins par sa propre importance que par l'attention que nous lui prêtons.
Il y a certains moments où le présent est tout ; non qu'il soit préférable à tout, mais parce qu'il empêche de penser à autre chose.
Beaucoup de gens croient que les plaisirs défendus sont les plus vifs, parce qu'on déteste la contrainte du devoir : bien au contraire, on aime tant cette contrainte, on voudrait tant ne s'y pas soustraire, qu'on ne s'y soustrait que pour des jouissances si vives et si touchantes qu'elles ne laissent pas la force de résister.
Qu'une femme ait formé le projet de résister toute sa vie à l'amour, il n'est peut-être pas bien sûr qu'elle y parvienne, mais du moins est-il certain qu'elle ne cèdera qu'à un sentiment qui en vaille la peine. Ces émotions légères, ces mérites équivoques qui auraient séduit une femme disposée à se rendre, manqueront leur effet sur elle : si ses résolutions ne servent pas à la soutenir toujours, elles la soutiendront du moins jusqu'à ce qu'un grand mérite vienne la charmer, jusqu'à ce qu'un véritable amour s'empare de son cœur ; et cet amour sera d'autant plus vif que ses projets de résistance l'auront engagée à le combattre plus longtemps ; car l'objet le plus fait pour nous plaire ne nous montre pas d'abord tous ses avantages ; si nous cédons au premier de ceux que nous apercevons, nous pourrons bien ne jamais nous occuper des autres, et telles gens qui auraient pu s'aimer toute leur vie, pour s'être aimés trop vite, se sont quittés avant de se connaître.
Celui dont les possessions sont bornées en a plus tôt mis ordre à ses affaires ; il ne faut pas beaucoup de temps à l'homme médiocre pour classer le petit nombre d'idées qui lui sont échues en partage !
Recueille le fruit de la vigne sans briser ensuite le cep pour te servir d'appui ; car le cep de la vigne, laissé à sa véritable destination, offrira encore, pendant beaucoup d'années, au pèlerin une grappe pour se désaltérer.
L'humiliation est la suite inévitable des torts et des imprudences, à moins qu'on n'ait le bon sens de les réparer de son propre mouvement et sans délai, parce qu'on prouve alors qu'on a en soi la raison et les qualités suffisantes pour regagner l'estime qu'on avait mérité de perdre.
La crainte ne sert à rien quand la nécessité commande.
Tant qu'on a quelque chose à apprendre sur ses propres fautes, la punition se trouve dans tout ce qui vous en fait sentir davantage la gravité. Si vous ne vous êtes pas encore bien pénétré vous-même de votre culpabilité, si vous n'avez pas pris le ferme parti de mener une vie meilleure, la moindre circonstance réveillera le souvenir de vos fautes.
La constance est une vertu à laquelle il faut de bonne heure aguerrir les enfants parce qu'elle est une des plus nécessaires et en même temps une des plus exposées. Nous commençons, animés de toute la force des motifs qui nous ont déterminés à l'action, préoccupés du résultat que nous poursuivons, pleins de l'idée sur laquelle se sont fondées nos espérances de succès. Mais bientôt notre attention sera contrainte de s'en détourner pour s'attacher aux détails de l'entreprise. La route nous distrait du but. Il faut oublier ce que nous avons voulu pour songer à ce que nous avons à faire, et perdre ainsi le stimulant du désir au moment du travail nécessaire pour l'accomplir. Si notre volonté ne s'est fortifiée d'avance contre toutes les bonnes raisons que nous aurons d'abandonner ce que nous avons commencé par de si bonnes raisons ; si nous ne nous accoutumons pas à faire de la persévérance un devoir tout à fait indépendant de l'importance même de la chose entreprise, comme cette importance variera à nos yeux en raison de notre intérêt ou de notre indifférence, et en proportion de la peine ou du plaisir que nous éprouverons à la poursuite de notre dessein, il est certain que, neuf fois sur dix, les motifs nous manqueront pour achever ce que nous avons commencé.
Quand on croit pouvoir chicaner sur ses devoirs parce qu'ils sont difficiles, il n'y en a pas qu'on ne puisse mettre en question ; car il n'y en a pas un qui, de temps à autre, ne coûte quelque chose à remplir.
Mon imagination est calme et mon tempérament actif ; j'ai des désirs vifs et des goûts bornés. Jamais mes fantaisies n'ont passé mes facultés, mais jamais aussi je n'ai hésité à satisfaire ma fantaisie. Incapable de désirer ce que je ne puis avoir, je l'ai toujours été également de me refuser ce qui se trouvait à ma portée.
La raison peut-elle comprendre tout ce que le cœur peut sentir ? — La raison humaine a des bornes ; la sensibilité est infinie, et c'est pour cela qu'elle fait le tourment d'un être borné qui n'est pas capable de saisir tout ce qu'il est capable d'aimer, ni de contenir tout ce qu'il a la faculté de sentir.
Une âme tendre craint trop vivement qu'on ne la blesse ; elle a besoin que tout la rassure ; elle a besoin surtout que rien ne l'effraie ; elle craint, de la passion, ses peines qu'elle ne saurait supporter, ses agitations qui montrent la peine trop près du plaisir, ses plaisirs même qu'il faut acheter trop cher.
Tous les droits sociaux que nous tenons de notre nature d'hommes nous les tenons en vertu des devoirs qui ont été imposés envers nous à d'autres hommes comme nous. En quelque société que ce soit, le droit suppose le devoir, l'autorité des lois se fonde sur le devoir de les observer.
L'idée de devoir doit précéder celle de droit comme la cause marche avant l'effet. Il y a des droits parce qu'il y a des devoirs, et non pas des devoirs parce qu'il y a des droits ; de même qu'il y a de la société parce qu'il y a des hommes, et non des hommes parce qu'il y a de la société.
Il nous arrive rarement de penser à deux choses à la fois quand notre droit blessé demande réparation, de nous rappeler toujours notre devoir. Il en résulte que beaucoup de gens se trompent sur leurs droits même, et croient avoir contre les autres un droit égal au dommage qu'ils en ont reçu. Il est clair cependant que si mon voisin brûle ma maison, je n'ai pas le droit pour cela de mettre le feu à la sienne.
Il est beaucoup moins vilain d'être bavarde que d'être rapporteuse.
La curiosité des enfants est rarement frivole, tout est pour eux objet d'instruction.
Pour entrer en société avec les hommes il suffit de les comprendre ; il n'est pas nécessaire de leur ressembler.
La bonne compagnie, qui n'est plus du tout ce qu'on entendait autrefois par ce mot, s'est séparée en deux classes aujourd'hui : l'une sérieuse et occupée, et l'autre oisive et frivole. Se ranger dans cette dernière classe, c'est abdiquer toute prétention à l'utilité en ce monde, c'est renoncer à prendre rang dans l'opinion accessible aujourd'hui à tant de genres de mérite, c'est déclarer enfin qu'on ne porte rien en soi qui vaille la peine d'être employé à autre chose qu'à des amusements sans intérêt.
La liberté est nécessaire à l'éducation de l'enfant, il faut qu'il apprenne à s'en servir. Si vous n'accordez pas à un enfant ce degré de liberté légitime que lui rendent nécessaire sa force et son activité, il les emploiera à vous échapper.
La liberté c'est la vie, c'est l'usage de nous-même. Comme notre vie, notre liberté nous est consacrée, et quiconque la borne nous doit compte du profit qui nous revient de la contrainte à laquelle il nous soumet.
Un homme de volonté à vingt ans ne croit pas à l'impossible, et s'inquiète peu de l'avenir.
Tant que l'enfance conserve sa simplicité naturelle, le moindre plaisir est pour elle une fête.
Il y a tant de jours dans une année employée à faire chaque jour la même chose !
La santé, la raison et le savoir sont les vrais trésors de l'homme.
Il faut donner à l'indigent valide les moyens de travailler, et non de se passer de travail.
Il n'y a de société qu'entre les intelligences.
L'estime s'attache à la personne ; elle la relève tout entière, et le moindre mérite acquiert de la valeur chez celui qui en possède un plus grand.
La réserve est le préservatif de la timidité.
En apprenant à nous obéir, les enfants apprendront à se commander : c'est un grand exercice de la volonté que celui qui nous soumet à la volonté d'un autre.
Les plaisirs sont peu nécessaires quand on a du bonheur, car dans le bonheur tout devient plaisir.
Dans l'étude, ce qu'on a compris reste, et ce qu'on a appris s'oublie avec une singulière facilité.
L'instruction n'a de ressources véritables que lorsqu'on y porte une certaine conscience, le goût de l'exactitude, le besoin d'étudier encore plus que l'ambition de savoir. L'instruction n'est sans danger, au moins de ridicule, que lorsqu'on sait assez pour comprendre qu'on ignore beaucoup, et qu'on peut se faire une idée assez nette de ce qu'on connaît pour s'arrêter et consentir à demeurer sans opinion sur ce qu'on ne connaît pas.
Ce qui est superficiel dans le savoir ne sert qu'à l'étalage, il n'y a de jouissances que dans les études approfondies.
Rien n'est plus aisé que de se croire savant quand on n'est pas arrivé jusqu'aux difficultés.
Si l'on sait ce que nos connaissances acquises valent, on sait aussi ce qu'elles nous ont coûté.
Le moyen d'abandonner peu dans ses entreprises, c'est d'être lent à commencer. Beaucoup d'idées, pour peu qu'on leur en laisse le temps, s'effacent et s'éteignent entre le premier dessein d'agir et le commencement de l'action.
La plupart des gens qui ont le plus entrepris dans leur vie sont bien souvent ceux qui n'ont rien fini.
Le vrai plaisir du savoir, c'est l'étude. Nous aimons, dans les connaissances acquises, ce qu'elles nous promettent de connaissances nouvelles : savoir, c'est le bonheur d'hier, précieux surtout parce qu'il garantit le bonheur de demain.