Le premier mouvement de la langue, c'est d'articuler les deux petits mots : « Moi, je... » « Moi, j'aime les glaces au chocolat... Moi, j'aime les femmes maigres... Moi, j'ai très bien dormi... Moi, je suis un objecteur de conscience... Moi, si j'étais le Gouvernement... Moi, les inquiétudes métaphysiques, ça me laisse froid... Moi, je pense, donc je suis... Moi, je ne pense à rien, ça me repose la tête... Moi, il faut que je me change les idées... Moi, moi, moi ! ... » Comment faisons-nous pour supporter tous ces Moi qui nous entourent, qui nous clament leur nom aux oreilles, qui s'imposent à nos yeux, qui veulent mobiliser notre esprit, qui tentent constamment de nous ravir à nous-mêmes pour que nous prenions en considération, non leurs tourments ou leurs tragédies – cela du moins serait distrayant et peut-être instructif –, mais leurs minuscules besoins, les niaiseries qui leur traversent la tête, leurs goûts éphémères, les événements insignifiants de leur vie quotidienne ? Tous ces Moi qui me cernent et qui m'attaquent ne m'apportent rien de substantiel. Aucune sagesse, aucune expérience, rien de précieux ni de fécond. Les hommes sont aussi avares de leurs pensées sérieuses et de leurs sentiments réels que de leur argent. Ils me prodiguent la menue monnaie de leur existence, le billon, les boutons de culotte. À la fin de la journée, toute cette ferraille m'encombre les poches et déforme mon vêtement. Je n'en suis pas plus riche. « Le moi est haïssable », disait Pascal !