La société est un pacte de tromperie réciproque, un échange convenu de fausse monnaie, un coupe-gorge, et un brelan décoré de politesse et embelli de faux semblants. À quoi, bon Dieu, m'ont servi ces innombrables et machinales pratiques de la politesse, et toutes ces courbettes chinoises à une foule de personnes inconnues ou indifférentes ? Mais comment s'en dispenser sans blesser les usages, la civilité et les amours-propres ? On vous prévient, vous saluez. Cela ennuie les uns comme les autres ; mais la sociabilité l'exige et on se soumet. Je suis rassasié de ces démonstrations vides, de ces salamalecs conventionnels, de tout ce bruit de vie, qui n'est qu'une fatigue et ne me fait plus illusion. L'affection est rare, la sincérité aussi ; et tous les mamours de l'ostentation cachent peu les mordillements sournois de la malveillance. Ce qu'on dit en ce monde et ce qu'on pense est si différent ; la causticité et l'indiscrétion sont si générales, qu'on ne se sent à l'abri qu'auprès d'un petit nombre d'individus. Le monde en devient fastidieux, on dirait une association de tromperie mutuelle. On a beau pratiquer pour son compte l'indulgence, ce spectacle n'en dégoûte pas moins lentement du commerce ordinaire de la vie. Sur qui chacun peut-il faire fond ? Sur quelques unités parmi les millions d'indifférents ; et ces quelques unités sympathiques sont entourées de dizaines ou de centaines d'individualités plutôt agressives, envieuses, jalouses, auxquelles il faut se garder de prêter le flanc, sinon gare aux ricanements, aux brocards, aux odieux soupçons et aux méchantes insinuations. Pouah ! que le monde des hommes est laid et que la misanthropie est facile, à qui ne fréquente pas les vraies douleurs et les grandes âmes. Comme il est malaisé de conserver son enthousiasme, son courage, sa gaieté, quand on se penche sur l'abîme des vilenies, des mesquineries, des fraudes et des mensonges qui pullulent dans la société, disait Henri-Frédéric Amiel.